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ANNA STEVANATO

Directrice de l'association DULALA

Anna est la fondatrice et directrice de DULALA. La vision de cette association ? Faire du multilinguisme de notre société un levier pour favoriser l’égalité des chances et lutter contre les discriminations.

Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes, ainsi que le formidable projet de DULALA ?

Je suis d'origine italienne, et j'étais bercée depuis ma petite enfance par l'italien et le venitien. Diplômée en sociolinguistique à l'université de Bologne (Italie) et après une formation en
économie sociale et solidaire au CNAM (Paris-France), je travaille depuis plus de dix ans dans le secteur de l'innovation sociale. En 2009, je fonde l’association DULALA, un
laboratoire national de ressources et formations pour l’éducation plurilingue et interculturelle. Ce projet nait avant tout de besoins personnels (j'ai trois enfants franco-italiens) mais aussi d'un sentiment de honte envers mes grands-parents qui m'ont parlé une langue minorée. A l'âge adulte, cette honte s'est transformée en indignation, un levier pour penser et porter contre vents et marées un projet de lutte contre les discriminations et porteur d'égalité de chances. Dulala est née alors il y a près de 12 ans avec cette volonté de faire du multilinguisme de notre société une opportunité pour construire une société plus inclusive et plus unie. 


Pensez-vous qu'en France nous soyons encore trop centrés autour du tryptique anglais, espagnol, allemand ? Quelle importance pour les langues minoritaires aujourd'hui ?

Je trouve qu'il y a une évolution sur l'envie de s'ouvrir à d'autres langues au-delà du tryptique initiale. Quand j'ai fondé Dulala, il n'y avait presque pas d'initiatives dans ce sens et aujourd'hui on est plusieurs acteurs à porter des projets d'éducation inclusive, plurilingue et interculturelle. Les professionnel.le.s que nous rencontrons et les familles sont de plus en plus informés, les enjeux maintenant sont de former pour aller plus loin, faire du multilinguisme de nos structure une matière pas seulement à valoriser mais à prendre en compte via des politiques éducatives ambitieuses et puissent inscrire la prise en compte de la diversité linguistique et culturelle au coeur des enjeux de la société du 21ème siècle. Dans le terrain cela pourra se traduire par une pédagogie qui prenne en compte les langues des enfants et des familles


Que diriez-vous aux familles qui n'"osent" pas parler leur langue maternelle aux enfants de peur d'être exclus par la société ?

Les langues maternelles ou plutôt les langues familiales sont les socles sur lesquels l’enfant entre dans le langage quand il arrive au monde. On construit le langage une fois dans sa vie, de sa naissance à 7 ans, avec une ou plusieurs langues familiales. Ce sont d’abord les productions verbales, les pleurs, le babillage puis les premiers mots, les phrases autour de 2 ans. Ce qui ne veut pas dire que tout est joué à 7 ans, on peut apprendre d’autres langues tout au long de sa vie mais cette langue familiale est la base, celle qui permet de construire le langage, la compétence à communiquer et qui permettra ensuite d’apprendre la langue française, la langue de l’école. Une fois entré dans le langage, l’enfant peut développer des compétences métalinguistiques, faire des transferts. Si j’ai un vocabulaire riche dans une langue, celle de la première socialisation, je peux transférer cette richesse dans l’apprentissage d’une autre langue car les concepts sont là, j’ai les mots pour dire le monde, construire ma pensée.

La ou les langues familiales sont alors le socle pour construire le langage, devenir un être pensant et développer une socialisation épanouissante. Ce sont des ingrédients majeurs permettant l'inclusion dans la société. 


Que pourrait faire le gouvernement / pouvoir publics pour favoriser l'apprentissage de toutes les langues, notamment au niveau des écoles ?

La première action à mettre en place est celle de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires  qui a été signée le 7 mai 1999, mais n'a pas encore été ratifiée. Cela permettra de reconnaitre les langues régionales ou minoritaires en tant qu'expression de la richesse culturelle.

Un autre point qui nous semble fondamental est de faire respecter les droits culturels contenus dans la déclaration de Fribourg. Ce texte de référence issu de la société civile rassemble et explicite les droits culturels contenus dans différents textes. Ils recouvrent "les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement » (Déclaration de Fribourg, 2007).

L’identité culturelle est l’objet commun des droits culturels, elle est au cœur des libertés du sujet. « L’expression “identité culturelle” est composée de l’ensemble des références culturelles par lequel une personne, seule ou en commun, se définit, se construit, communique et entend être reconnue dans sa dignité. » 

La déclaration universelle sur la diversité culturelle (Onu, 2001) souligne que « la diversité linguistique est un élément fondamental de la diversité culturelle ». Quant à la Déclaration de Fribourg, elle précise que « toute personne (...) a le droit de s’exprimer, en public ou en privé, dans la ou les langues de son choix (art 5) ». Selon le sociolinguiste Philippe Blanchet, la France est en contradiction avec le respect des droits linguistiques car elle oblige les enfants à changer de langue pour avoir accès à l’éducation et ne laisse la place qu’à la langue nationale dans le code de l'éducation . Cette situation s’explique par le fait que la France n’a pas ratifié l’article 27 du pacte international relatif aux droits civiques et politiques qui stipule : « Dans les Etats parties où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ou des personnes d’origine autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer et de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe » . Bien qu’elle compte de nombreuses minorités linguistiques intra ou extranationales, la France a considéré cet article sans objet, invoquant l’article 1er de sa constitution : « Le gouvernement français déclare compte-tenu de l’article 1 de la constitution de la République que l’article 27 n’a pas lieu de s’appliquer ». Pour rappel, l’article 1er précise : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Pour Philippe Blanchet, il s’agit là d’un « déni de l’existence de minorités pour légitimer l’idéologie monolinguiste ». A l’inverse, d’autres pays garantissent l’exercice effectif des droits linguistiques. La République du Mali a par exemple inscrit dans sa constitution : « tout citoyen a le droit de parler et d’être éduqué dans sa langue maternelle ». On peut lire dans celle de la Bolivie : « l’éducation est intraculturelle, interculturelle et polyglotte dans tout le système d’éducation ». 


Comment favoriser l'apprentissage des langues notamment aux jeunes enfants ? Qu'est-ce qui marche particulièrement bien dans votre association ? Y a-t-il des limites ?

Dans une structure éducative, on peut démarrer simplement et aller progressivement vers des projets de plus en plus élaborés. En effet, faire une place à la diversité linguistique et culturelle ne va pas de soi, il faut du temps pour bâtir le projet et c'est important de le faire collectivement afin de poser les objectifs, les moyens humains et financiers à disposition, penser l'évaluation des actions et donner ainsi plus de chances à l'action de s'inscrire dans la durée. 

Il est important de prendre le temps de la réflexion et de la co-construction afin et répondre ainsi aux questions suivantes :  comment parler de diversité sans séparer, sans figer, sans assigner ? Comment prendre en compte et intégrer la pluralité des langues dans les apprentissages scolaires sans enfermer les enfants dans un schéma culturel, une appartenance, une origine ? 


Pour réponde à ces questions et outiller les acteurs éducatifs, Dulala a développé des outils et des approches pédagogiques, des ouvrages de littérature de jeunesse suivis d’activités d’éveil aux langues, des jeux, des affiches, qui permettent de mettre en place une pédagogie multilingue. Toutes ces activités et tous les outils ont été pensés en termes de pédagogie inclusive, concernant autant les enfants monolingues que plurilingues, avec une attention particulière aux risques d’assignation identitaire qu’il importe de combattre. Enfin, ces nombreuses ressources et surtout ces démarches pédagogiques sont également utilisées lors de formations auprès des professionnel.le.s du champs éducatif, culturel et social.

Ce qui marche particulièrement bien au sein de notre association est tout le travail autour des la littératie qui a permis de proposer des ressources pour travailler l’entrée dans l’écrit, l’écoute de récits et de contes, et l’écriture collective d’histoires dans différentes langues. De plus, ces outils ont été pensés pour renforcer les liens entre l’école et les familles. Simples d’utilisation, ils permettent, par exemple, d’inviter des parents à raconter des histoires dans leurs langues et de valoriser leur répertoire plurilingue auprès du personnel éducatif, offrant ainsi un modèle de légitimation de leur culture devant leurs enfants. 

Voici deux projets phares développés par notre association : 

1. La boîte à histoires
Dulala a modélisé une dizaine d’histoires et de contes venus de France et d’ailleurs qui ont été « mis en boîte » et qui, à ce jour, ont été transmis dans le cadre de nos formations auprès de 10 000 professionnel.le.s de l'éducation. Il s’agit, pour la plupart,d’histoires communes à de nombreuses cultures, tels que les contes traditionnels. Particulièrement adaptée aux enfants âgés de 3 à 8 ans, cette approche innovante permet de raconter en plusieurs langues des histoires animées en s’appuyant sur des objets qui symbolisent les personnages et les éléments clés de l’histoire et qui sortent comme par magie de la boîte. 
Les exploitations de la boîte à histoires sont multiples : on peut raconter des histoires dans la langue de son choix, puis en français, ou en français, en intégrant les mots-clés de l’histoire en d’autres langues, celles des familles ou de la communauté éducative, et surtout on peut également faire raconter l’histoire par les enfants eux-mêmes, avec leurs propres mots et dans les langues qu’ils choisissent, dans le cas des enfants plurilingues. De ce fait, la boîte à histoire est un outil puissant pour le développement du langage, du point de vue de
la compréhension et de l’expression ; c’est aussi un moyen très simple de valoriser le plurilinguisme. 

2. Le kamishibaï
Le kamishibaï, en revanche, est une approche narrative d’inspiration japonaise permettant de raconter des histoires à travers des planches illustrées contenues dans un castelet en bois. Constatant le potentiel de cet objet pour raconter des histoires aux enfants, et pour les mettre eux-mêmes en position d’auteurs, Dulala a organisé, en 2015, un premier concours Kamishibaï plurilingue qui, depuis son lancement, est devenu annuel, et a touché plus de 20 000 enfants et professionnel.le.s. Il s’agit, dans une classe ou dans un groupe, de créer
collectivement une histoire plurilingue (avec au moins quatre langues aux statuts variés), de l’illustrer et de la produire au format du kamishibaï. D’un côté de chaque planche figure l’illustration, et de l’autre, le texte qui peut parfaitement être multilingue ou traduit d’une langue dans une autre ou dans plusieurs autres. Comme avec la boîte à histoires, la diversité des langues se voit valorisée, de même que les locuteur.rice.s de langues marginalisées (parents qui participent, enfants connaissant d’autres langues ou des mots en langue étrangère, personnels de la structure sollicités pour partager leurs connaissances, bibliothécaires, etc.). Ces activités permettent aussi de mettre en œuvre des projets pédagogiques pluridisciplinaires, tout en sensibilisant les participant.e.s à la diversité de langues et de cultures qui nous entourent.
Et, de même que pour la boîte à histoires, les enfants pourront passer du statut d’auteurs de leurs propres kamishibaï à celui de lecteurs, soit de mise en voix de leurs récits dans d’autres classes, par exemple.


Pour retrouver ces ressources, s'inscrire à une de ses formations, suivre un groupe de discussion ou participer à un événement, rendez-vous sur le site de dulala.fr 


Anna Stevanato

Fondatrice et directrice de Dulala

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