JULIEN
Lothringen, un exemple d'interculturalité
Né au milieu des années 1980 dans un département français marqué par la présence de frontières (anciennes et actuelles, politiques et linguistiques), cette notion m’a accompagné jusqu’à présent de manière plus ou moins fluctuante. En partie d’origine germanophone, la première frontière dont j’ai sans doute très vite pris conscience a été celle de la langue, cette barrière qui à la fois séparait et rapprochait ; séparait d’avec le reste de l’hexagone, d’avec la langue du quotidien, de la ville et de l’école mais en même temps rapprochait des Etats européens voisins (Allemagne, Luxembourg).
Paradoxalement cette séparation linguistique (et générationnelle ; l’usage des « parlers allemands » en Alsace-Moselle ayant subi un franc déclin après 1945) estompait la frontière politique, repoussait les horizons et encourageait à plus d’ouverte dans une région médiane encore considérée comme le « cœur de l’Union européenne » avant les élargissements consécutifs « à l’est » de 2004 et 2007. D’une certaine façon, par son omniprésence (quid d’un plein d’essence au Luxembourg, de la visite d’un marché de Noël à Trèves, d’un après-midi shopping un 11 novembre à Sarrebruck…) la frontière matérielle, au fur et à mesure que l’individu se l’approprie, à l’image de ces postes douaniers désertés, disparait pour être reléguée au rang de souvenir comme l’illustre le photographe Ignacio Evangelista au travers de son projet « After Schengen ». (1)
Je crois me rappeler très précisément du jour où, adolescent, cette frontière politique s’est présentée à moi dans toute sa vacuité, ne laissant la place qu’à une réflexion dichotomique guère satisfaisante qui ne mettait en exergue que ce qui sépare et éloignait ce qui rapproche. Ce fut lors de la visite d’un parc archéologique où les restes d’une villa romaine ont été mis à jour de part et d’autre de la frontière franco-allemande ; si certains visiteurs restaient très occupés à savoir « de quel côté » ils se trouvaient, pour ma part j’y voyais l’entière justification du projet européen, le refus de me laisser enfermer aléatoirement dans une quelconque catégorie nationale. Si certaines voix officielles en Russie se sont récemment exprimées contre l’apprentissage de langues étrangères par les enfants car celui-ci nuirait à l’unité nationale et aux traditions (2), il conviendrait presque de leurs donner raison car, en effet, à partir de cet instant, j’étais certes encore Français mais me sentais avant tout Européen. Mon cadre de référence et mes aspirations s’étaient élargis. Plus que la frontière matérielle c’était la frontière mentale qui avait par là même également disparu : il n’y avait plus « d’autre », j’étais « l’autre ». Ce sentiment profond de communion se trouva notamment grandement renforcé lors d’une année d’échange Erasmus, la « génération Auberge espagnole » (du nom d’un film sorti en 2002 de Cédric Klapisch), comme d’aucuns ont pu l’appeler, réinventait les frontières au rythme des divers voyages et des échanges pour pouvoir mieux les dépasser : « je suis Français, Espagnol, Anglais, Danois. Je suis pas un, mais plusieurs. Je suis comme l'Europe, je suis tout ça. Je suis un vrai bordel ».
Aujourd’hui qu’en reste-t-il ? Tout semble à réinventer. Car déconstruire les anciens modèles exige d’en construire de nouveaux et la crise a malheureusement entraîné un repli national dans de nombreux pays, comme si l’inquiétude face à un avenir économique incertain ne trouvait à s’apaiser que par le rétablissement des frontières.
Non seulement des séparations entre Etats mais, bien plus grave, des séparations entre les individus. Alors que l’on fêtait en novembre dernier les 25 ans de la chute du Rideau de fer, des activistes allemands du collectif d’artistes « Zentrum für politische Schönheit » (Centre pour la beauté politique) subtilisaient des croix érigées en hommage aux victimes du Mur afin de les déplacer aux « nouvelles frontières » de l’Union européenne de Melilla à la Bulgarie en passant par la Grèce. Plus de 16.000 personnes ont péri entre 1988 et 2012 aux « portes » de l’Europe. (3)
Julien Baudry, diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg, titulaire d’un Master en Politiques européennes et coopération franco-germanique. Réside à Berlin depuis 2009.
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